Le bivouac divin
Planter une tente, c’est le luxe faire advenir un chez-soi, où que l’on soit. C’est le luxe absolu de demeurer où bon nous semble. C’est habiter là où nous sommes parvenus.
Pierre veut planter trois tentes, une pour Jésus, une pour Moïse et une pour Elie, même si l’évangéliste précise qu’il « ne savait pas ce qu’il disait ». Mais pourquoi le chef des Apôtres est-il à côté de la plaque, où est son ignorance ? Comme nous allons le voir, planter une tente à ce moment précis n'est pas aussi hors de propos qu'il y paraît.
À première vue, cette idée de Pierre de bivouaquer nous apparaît naturellement hors sujet compte tenu de l'instant si solennel et mystique. Une apparition céleste de prophètes et la transfiguration du Christ ne coïncident pas tellement avec une envie de feu de camp et de s'en aller dormir sous les étoiles. De plus, le texte nous précise que les disciples sont éreintés et luttent contre le sommeil, donc nous sommes en droit de nous demander si Pierre n'exprimerait pas ainsi sa fatigue à son maître : "Il est l'heure de se coucher, Jésus, je m'occupe de tout préparer et tes amis peuvent rester aussi." Et puis, il est assez curieux de vouloir offrir une pauvre toile de tente à des prophètes déjà dans la gloire, c'est un peu sous-côté...
Sauf que Pierre et les disciples ont été attentifs au colloque mystique qui vient d'avoir lieu. Selon Saint Luc, le sujet de ce conseil céleste est le "départ" de Jésus. Or "départ" en grec, donc dans le texte original, cela se dit "exode". Les disciples connaissent leurs classiques bibliques, qui dit « Exode », dit « tentes », quarante ans à camper, ça marque tout de même un peuple. Ce n'est pas complètement stupide de proposer à Jésus une tente alors qu'il est question d'exode, c'est même carrément dans le thème ! Et inviter tous ces personnages glorieux sous une toile n'est pas anodin, car la gloire de Dieu elle-même y a résidé dans le désert pendant quarante années : "Alors la nuée couvrit la tente de la rencontre, et la gloire du Seigneur remplit le tabernacle." (Exode 40.34)
Malgré toute sa pertinence biblique, Pierre est tout de même hors sujet ? Peut-être parce qu’il se trompe d’Exode. Ce fils de Jacob en reste encore aux préfigurations, alors qu’il a sous les yeux la réalisation. Tout le livre de l’Exode trouve son sens et sa portée dans ce que Pierre voit. Le Seigneur veut planter sa tente parmi nous, comme l’annonçait la tente du rendez-vous qui contenait l’arche de l’alliance dans le camp des hébreux pendant l’Exode, et à présent, c’est le Christ lui-même qui est cette tente. Donc, nul besoin d’en monter d’autres. Dieu veut faire sa demeure parmi nous, pour que nous habitions avec lui.
Dieu s’est fait un chez-lui parmi nous en son fils Jésus, et c’est ce que dit la voix dans la nuée "Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai choisi : écoutez-le !" ajoutons "il est de chez moi et il réside parmi vous, il est l’un de vous".
Alors oui, Pierre, nul besoin de tente, car Dieu nous donne un tabernacle vivant. Cela n’a pas tout à fait la même portée d’entendre ce passage de l’évangile le jour de la fête de la Transfiguration ou un dimanche de carême. Les temps liturgiques viennent donner des couleurs et des reliefs au texte que nous méditons. Bien sûr, Jésus manifeste sa gloire avant la Passion pour réconforter ses disciples, y compris celui qui, malgré cela, le trahira. Mais la mention de la tente, et tout ce qu'elle évoque, apporte une nouvelle dimension au récit. L'Exode est également en filigrane de ce texte. Ainsi, à travers cette transfiguration, qui marque le début de l'Exode du Christ, c’est le monde entier qui sort de son errance dans le désert.
Sachant où nous allons, c’est toute la route qui en est transfigurée. Nous n’errons pas dans un désert d’incertitude, ballotés par les vents des tendances, et empêtrés dans les sables des convoitises. Nous cheminons en ayant déjà reçu le but de notre marche. Car dans quelques instants, c’est le but même de notre route que nous allons recevoir : Jésus, ce tabernacle divin, qui veut rassembler en lui-même toute l’humanité.
Efforçons-nous sans cesse de planter notre tente dans le Christ, tout au long de notre exode terrestre, comme il l’a fait parmi nous, pour que d'étape en étape, nous puissions enfin parvenir aux demeures éternelles.