Un pragmatisme déraisonnable
« Il lui faudra donc tout ! » Jusqu’à notre propre vie : Dieu veut tout. Quelle exigence tout de même… Pourquoi donner tant, si c’est pour tout reprendre ensuite ? Car celui qui nous en réclame autant est bien le même qui nous a offert tout ce que nous avons et tout ce que nous sommes. Sauf votre respect mon Seigneur, donner c’est donner, reprendre c’est voler…
L’Évangile de ce jour est tranchant. Jésus y affirme que Dieu est jaloux, qu’il ne supporte pas la demi-mesure. Il ne peut se partager avec d’autres. Si tu veux être mon disciple, tu dois me préférer à tout, absolument tout, si ce n’est pas le cas, ce n’est pas la peine, ne te lance pas dans la construction d’une tour ou une bataille contre un ennemi, fait toi une petite cabane en taule ou négocie ta reddition. Le Christ est incisif et explicit : s’il n’est pas le sommet de l’attention et de l’affection, c’est que nous y avons placer autre chose à la place, et donc nous ne sommes plus ses disciples, nous suivons quelqu’un d’autre (qui pourrait être un ses serviteurs, mais pas lui), ou une idée (philosophique ou politique), ou un désir personnel, ou un idéal même, mais pas celui qui s’adresse à nous dans l’évangile.
On a envie de lui répondre : « Quand même, Seigneur, ma mère ? Tu as bien aimé la tienne, toi, au point de la couronner dans la gloire ! Alors laisse-moi au moins un peu de piété filiale, laisse-moi de l’affection pour mes frères et mes amis. Tu ne peux pas tout prendre comme ça ! »
Objection légitime… mais qui manque de hauteur de vue. Car aimer n’est pas comme gérer un budget ou un stock limité : si j’en donne trop à l’un, il n’en restera pas assez pour l’autre. Non. L’amour grandit en se donnant. Plus j’aime, plus je deviens capable d’aimer.
Le Christ va plus loin encore. Dans sa bonté, il nous révèle une vérité essentielle, comme le dit le Livre de la Sagesse :« Qui aurait connu ta volonté, si tu n’avais pas donné la Sagesse et envoyé d’en haut ton Esprit Saint ? » (Sg 9,17). Cette vérité, c’est qu’il est lui-même la source d’un amour plus grand, plus fécond, que tout ce dont nous sommes capables. Jésus nous invite à aller boire à la bonne source, à ne pas nous tromper de puits. Nos affections humaines, si belles et puissantes soient-elles, restent limitées. Sa charité, elle, est infinie. Et il nous y fait participer.
Ainsi, aimer le Christ d’abord ne signifie pas renier les nôtres. Au contraire ! Cela renouvelle notre manière de les aimer. En aimant en Christ, j’aime mes proches non plus seulement d’affection humaine, mais d’une charité qui vient de Dieu. Comme le dit saint Paul à Philémon : « Il n’est plus pour toi un esclave, mais bien davantage : un frère bien-aimé, humainement et dans le Seigneur » (Phm 16).
On pourrait être tenté de se rassurer un peu vite : « Finalement, je peux continuer à aimer mes parents, mes enfants autant que je veux. Il suffit de dire de temps en temps à Jésus dans ma prière que je l’aime très fort, et tout ira bien. » Mais ce serait faire semblant d’avoir écouté l’Évangile. Car Jésus dit clairement : il faut le « préférer » à « son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs, et même à sa propre vie » (Lc 14,26). Cela veut dire qu’il peut arriver que nos affections entrent en concurrence. Et dans ces cas-là, Jésus donne le critère de discernement : c’est lui qui doit primer.
Il y a des personnes qu’il faut apprendre à laisser partir au nom de l’amour du Christ : par exemple, un fils ne m’appartient pas ; Jésus peut me demander de le laisser suivre sa vocation propre. Et il y a aussi des personnes qu’il faut accueillir : un inconnu envoyé par la Providence peut avoir besoin de mon aide plus qu’un ami proche.
Nos affections humaines sont bonnes, belles, nécessaires : le Créateur n’abolit pas sa création. Mais il nous invite à découvrir une source d’amour plus forte, plus vraie, plus féconde, parce qu’elle est éternelle. Cet amour-là ne vient pas de nous, il est surnaturel. Il ne s’oppose pas toujours à nos élans humains, mais parfois, il les dépasse ou les bouscule. Alors le Christ nous appelle à le suivre plus haut, dans un amour qui nous dépasse, qui nous arrache à nos limites, et qui nous unit à son propre don pour le salut du monde.
Frères et sœurs, Jésus n’exige pas moins que tout, mais c’est pour nous donner infiniment plus que ce que nous osons garder pour nous. En le préférant à tout, nous ne perdons rien : nous recevons tout en retour, transfiguré par son amour.
Tout donner au Christ, c’est ne rien perdre, c’est le recevoir Lui, le Tout, pour toujours.