Langues et révélation biblique
L’Ecriture Sainte n’est pas un texte écris dans une seule langue canonique. L’hébreu n’est pas une langue sacrée, ni le grec, ni le latin d’ailleurs. Une langue est un média dont les êtres humains se servent pour communiquer, faire passer du spirituel par du matériel[1].
C’est une première remarque très étonnante, la Parole éternelle est passée par nos mots. Des mots finis, trop petits, usés, et rapiécés, pour se dire Lui, l’éternel et Tout Puissant. Et un autre fait surprenant : Jésus, le Verbe Eternel c’est incarné jusque dans notre langage. Celui qui est la Parole même de Dieu a utilisé nos mots pour nous permettre de toucher le Royaume. Et encore plus surprenant : Jésus ne s’est jamais plaint de la pauvreté du vocabulaire de telle ou telle langue (il en a peut-être utilisé plusieurs lui-même). C’est surprenant, mais il n’utilise que très rarement des superlatifs. Il se sert des mots et rien que des mots, pour ce qu’ils sont, et il leur donne un sens bien plus grand. Par l’analogie (la plus part du temps sous la forme de la parabole) il donne plus de sens au mot que son sens original.
De la diversité des langues et des pensées
Langage de penseurs
Ce vecteur qu’est la langue n’est pas neutre. Aucun média n’est neutre. Chaque média laisse une emprunte sur ce qu’il transmet et choisir tel ou tel média à un effet rétrospectif sur le message transmis. Il un est de même pour une langue.
« Une langue est un filet jeté sur le monde, une autre langue est un autre filet,
Il est rare que les deux coïncides ».
Les mots, leurs formations, leurs sons, l’organisation de la grammaire, la place dans la phrase,…tout ce qui fait la spécificité d’une langue est le résultat d’une certaine perception du monde. Un sémite ne conçoit pas du tout le monde comme un hellène. Dans sa cosmogonie, dans sa conception de l’être, de l’acte, du concept…
« Assurément, le langage en tant qu'il est parlé, est employé à convoyer ce que nous voulons dire ». Mais cela que nous appelons ainsi, « ce que nous voulons dire » ou « ce que nous avons dans l'esprit » ou « notre pensée » ou de quelque nom qu'on le désigne, est un contenu de pensée, fort difficile à définir en soi, sinon par des caractères d'intentionnalité ou comme structure psychique, etc. Ce contenu reçoit forme quand il est énoncé et seulement ainsi. Il reçoit forme de la langue et dans la langue, qui est le moule de toute expression possible ; il ne peut s'en dissocier et il ne peut la transcender. »[2] Autrement dit, il est quasiment impossible de dissocier une langue et une manière de penser. A chaque famille linguistique correspond une manière de comprendre le monde, d’aborder une question, et de passer d’un argument à un autre. Comme notre langue est héritière du grec et latin, nous pensons que tout le monde raisonne de la même manière, ce qui n’est pas tout à fait le cas, il suffit de voyager un peu dans l’Océan Indien pour le percevoir[3].
A titre d’illustration de cette constatation, prenons comme exemple l’hébreu et le grec. La première est une langue sémite peut conceptuel et très imagé (la foi c’est le « rocher », l’âme c’est la « gorge »…). Le grec quant à lui est une langue qui permet de conceptualiser bien plus simplement.
« La langue n'a évidemment pas orienté la définition métaphysique de 1' « être », chaque penseur grec a la sienne, mais elle a permis de faire de 1' « être » une notion objectivable, que la réflexion philosophique pouvait manier, analyser, situer comme n'importe quel autre concept. »[4]
L’auteur de l’article que nous venons de cité, prend comme exemple la langue ewe parlée au Togo, et il montre que le verbe « être » (issue du grec) ne trouve pas d’équivalent, et qu’il lui faut être traduit par 5 mots différents :
- Nyé : le fait d’être ceci ou cela
- Le : exprimant l’existence
- Wo : produire un effet
- Du : pour désigner une fonction de dignité (« être roi »)
- Di : pour certaines qualités physique (être maigre).
« On a donc pratiquement cinq verbes distincts pour correspondre approximativement aux fonctions de notre verbe « être ». Il ne s'agit pas d'un partage d'une même aire sémantique en cinq portions, mais d'une distribution qui entraîne un aménagement différent, et jusque dans les notions voisines. Par exemple, les deux notions d' « être » et d' « avoir » sont pour nous aussi distinctes que les termes qui les énoncent. Or, en ewe, un des verbes cités, le, verbe d'existence, joint à asi, « dans la main », forme une locution le asi, littéralement t être dans la main », qui est l'équivalent le plus usuel de notre « avoir » : ga le asi-nye (litt. « argent est dans ma main »), « j'ai de l'argent »[5].
La distinction que note ce savant, se retrouve de la même manière dans le passage de l’hébreux au grec, et du grec au latin, et du latin au français.
Des exemples courants de différences linguistiques
Permettez une observation : c’est observation quant à la différence de compréhension de la réalité rend curieux (voire absurde) tout cet attrait de beaucoup de nos contemporains pour le « bouddhisme », et autres philosophies d’Extrême Orient. Les langues (multiples, en plus !) utilisées pour exprimer cette pensée, sont des galaxies à des années lumières de nos représentations du monde. Ce que nous traduisons avec nos mots, n’a pas le même sens dans la langue d’origine. On pense se comprendre, ou les comprendre (parce que c’est plutôt dans un seul sens) mais ce n’est pas le cas. Pour saisir véritablement un « mantra », il faut avoir passé sa vie immergé dans la culture en question, et pas avoir passer dix jours dans un ashram climatisé. Ce serait comme reprogrammer votre logiciel…Un autre exemple plus proche : le rapprochement entre paix-shalom-salam. Nous traduisons l’hébreux שָׁלוֹם (shalom) par « paix » en français, l’idée que nous nous faisons de la « paix » n’est pas exactement celle que s’en fait l’hébreux. Ce terme signifie d’abord la « complétude », la « solidité », un certain « bien-être ». שָׁלוֹם c’est l’état même de Dieu…Prenons un autre exemple évocateur de traduction hâtive de ce même mot de « paix » : سلام (salam) …Ce mot arabe n’est qu’un bout d’une expression coranique : دار السلام (dar al salam) qui désigne la partie du monde sous domination musulmane (gouverné par la charia)[6].
Ces quelques remarques qui ouvrent notre propos, nous permettent peut-être de mieux comprendre ce que nous tentons de faire saisir. Dans le cas de ce mot « paix », les concepts entrevus en hébreux et en arabe avec ne sont pas totalement étrangers à notre compréhension de « paix », mais il existe bien des différences. Les trois définitions ne se superposent pas strictement : « une langue est un filet jeté sur le monde, une autre langue est un autre filet, il est rare que les deux coïncident.»
Retournons à notre sujet plus spécifiquement, car les glissements sémantiques d’une langue à l’autre ont un intérêt particulier dans la Bible.
La rencontre biblique des langues et des pensées
Benoit XVI dans sa sagesse, souligne la providentielle rencontre entre le message biblique façonné dans une mentalité hébraïque et la recherche philosophique grecque. Voici ce qu’il explique dans son discours de Ratisbonne :
« La rencontre entre le message biblique et la pensée grecque ne s'est pas produite par hasard. Ainsi la vision de Saint Paul, qui dans un rêve a trouvé les routes vers l'Asie barrées et a vu un homme macédonien qui appelait: "Vient à notre aide" (Actes 16, 6-10). Cette vision peut être interprétée comme une "distillation" de la nécessaire rencontre interne entre foi biblique et questionnement grec.[…]
Ainsi, à l'époque helléniste, malgré le vif conflit avec les autorités hellénistes qui voulaient faire adopter par la contrainte leurs coutumes et le culte de leurs divinités, la foi biblique rencontra la pensée grecque de l'intérieur. Il en résulta en enrichissement mutuel particulièrement évident dans la littérature sapientielle. Nous savons aujourd'hui que la traduction de l'Ancien testament en grec réalisé à Alexandrie - la Septante - est davantage qu'une simple traduction du texte hébreu (qui serait alors assez peu satisfaisante): il s'agit d'un témoin textuel indépendant et d'un pas spécifique et crucial dans l'histoire de la Révélation, qui réalise cette rencontre d'une façon décisive pour la naissance et la propagation du christianisme. Il y a dans la rencontre en profondeur entre la foi et la raison qui se déroule ici, une rencontre entre la lumière authentique et la religion.[…]
Cette rencontre intime entre la foi biblique et les interrogations de la philosophie grecque est un évènement décisif non seulement du point de vue de l'histoire des religions, mais aussi pour celui de l'histoire mondiale, et nous concerne encore aujourd'hui. Quand on considère cette convergence, il n'est pas surprenant que le christianisme, malgré ses origines et ses développements significatifs en Orient, ait trouvé son caractère historique en Europe. Réciproquement, nous pouvons aussi affirmer que cette rencontre, à laquelle s'est ensuite ajouté l'héritage de Rome, a fait l'Europe et reste le fondement de ce qu'on appelle avec raison l'Europe. »[7]
Fort de l’analyse de cette richesse, penchons-nous à présent sur quelques exemples précis issues de la Bible.
Quelques exemples significatifs
Le « vide » et « l’invisible »
Commençons par le commencement, allons voire le second verset de la Bible. Il nous révèle déjà un certain glissement entre l’hébreu et le grec.
וְהָאָ֗רֶץ הָיְתָ֥ה תֹ֙הוּ֙ וָבֹ֔הוּ וְחֹ֖שֶׁךְ עַל־פְּנֵ֣י תְה֑וֹם וְר֣וּחַ אֱלֹהִ֔ים מְרַחֶ֖פֶת עַל־פְּנֵ֥י הַמָּֽיִם׃
« ἡ δὲ γῆ ἦν ἀόρατος καὶ ἀκατασκεύαστος καὶ σκότος ἐπάνω τῆς ἀβύσσου καὶ πνεῦμα θεοῦ ἐπεφέρετο ἐπάνω τοῦ ὕδατος »
« Or la terre était vide et vague, les ténèbres couvraient l'abîme, un vent de Dieu tournoyait sur les eaux. »
Les deux mots qui nous intéressent sont surlignés en rouge dans chacun des versets. En hébreux nous avons une expression formée dans une forme typique de la poésie hébraïque jouant sur les sonorités : tohu wavohu.
Le premier terme (tohu) signifie le « vide » ou le « néant », même dans tout le reste de la Bible. Sauf qu’en grecque, il n’est pas du tout traduit par « vide » dans ce verset. Il est traduit par « invisible »…Et c’est la seule fois ! Le mot hébreu tohu réparait, et il est traduit en grec de différentes manières dans le reste de la Bible :
- οὐθέν (1 Sam. 12:21; Jb 26.7; Is 59.4; Jr 4.23[8]) : « rien », « personne ».
- ἐρήμου (Isa. 34:11[9]) : « désert »
- κενὸν (Isa. 45:18) : « vide ».
- μάταιον (Isa. 45:19) : « vain », « sans intérêt »
Les traducteurs de la Septante ont fait plus que traduire ce mot…Ils ont intégrer au texte biblique une part de la pensée grecque. Dans la philosophie essentiellement héritée de Platon et d’Aristote, ce qui est sans forme ne peut être vue. La forme est ce qui est contenue dans la matière et lui donne d’être ce qu’elle est. C’est ce que notre intellect abstrait de la matière et peut reconnaître dans une autre matière. J’abstrais la forme « chaise » d’une chaise matérielle et je suis capable de la reconnaître dans une autre chaise. Sans forme dans la matière, la matière est invisible…tout simplement parce qu’elle n’existe pas ! Tout ceci n’est absolument pas hébraïque comme manière de penser, et pourtant pas incompatible avec la vision sémite. Ce qui est invisible est bien « vide » et « rien », mais c’est un autre mot choisi, qui dit en partie de ce que désigne « vide », qui le dit différemment, et qui apporte sur le monde une autre vision.
Le second mot de l’expression (wohu) est que très peu présent dans la Bible. Il semble vouloir dire « vide », « gaspillé ». Le grec le traduit par un mot qui n’apparaît qu’à cet endroit dans toute la Bible : ἀκατασκεύαστος (axataskeuastos). Ce mot semble plutôt vouloir dire « sans forme », « pas bien préparé », « non fini ». La traduction française de « vague » semble bien rendre cette idée. Mais l’idée de « sans forme » fait encore référence à la théorie philosophique évoquée plus haut.
Distinguer le sens en hébreu de tohu et vohu est complexe. Leur utilisation est rare, et le second n’apparaît jamais très loin du premier (quand il ne le suit pas directement). Il semble bien que leur sens soit très proche. L’hébreu joue ici sur une sonorité et une redondance de sens, comme à son habitude, pour faire saisir la vacuité du monde avant la création.
Le grec va quant à lui manier des concepts beaucoup plus élaborer, qui concernent la conception même qu’il se fait de l’être, de l’existence, de la matière et de la forme…
Par l’utilisation de ces deux langues distinctes, nous avons des discours sur l’origine du monde qui ne sont pas strictement identiques. L’un va venir stimuler la part plutôt symbolique de notre intellect, nourris par notre imagination (qui ne signifie pas pure invention…). Et l’autre va directement et plus rapidement faire appel à notre « rationalité » par l’utilisation de concepts clarifiés.
Notez au passage une certaine sagesse des traducteurs en français qui ont rendu cela par « vide et vague »[10], donnant ainsi une part de la poésie hébraïque et en insérant l’idée de « sans forme ».
Vous pensez que c’est terminé ?...Et bien non ! On peut ajouter une nouvelle langue à notre superposition de filets : le latin ! La Vulgate traduit notre premier mot (tohu) par inanis. Ce terme est un synonyme du suivant vacua, mais il signifie aussi « vain », « sans intérêt », « stupide »…Et ça c’est le génie du latin. Cette nouvelle perception du monde que nous faisons entrer par cette nouvelle langue dans notre réflexion, est une langue reconnue pour son efficacité. Le latin dit clairement beaucoup de choses en peu de mots. Il cherche donc une certaine efficacité, c’est une langue taillée pour le droit, l’élaboration de lois. Et donc dans cette vision plutôt pragmatique du monde, ce qui est « vide » ou « invisible » est par conséquent : vain et sans intérêt ! On voit poindre une touche stoïcienne.
Le buisson de l’être
Plongeons nous à présent dans un cas ultra classique de la réappropriation grecque de la révélation faite en hébreu. Il s’agit du nom divin donné à Moïse dans le buisson ardent. C’est dans le livre de l’Exode au chapitre 3 (verset 14) :
וַיֹּ֤אמֶר אֱלֹהִים֙ אֶל־מֹשֶׁ֔ה אֶֽהְיֶ֖ה אֲשֶׁ֣ר אֶֽהְיֶ֑ה וַיֹּ֗אמֶר כֹּ֤ה תֹאמַר֙ לִבְנֵ֣י יִשְׂרָאֵ֔ל אֶֽהְיֶ֖ה שְׁלָחַ֥נִי אֲלֵיכֶֽם׃
καὶ εἶπεν ὁ θεὸς πρὸς Μωυσῆν ἐγώ εἰμι ὁ ὤν καὶ εἶπεν οὕτως ἐρεῖς τοῖς υἱοῖς Ισραηλ ὁ ὢν ἀπέσταλκέν με πρὸς ὑμᾶς
Dieu dit à Moïse : " Je suis celui qui est. " Et il dit : " Voici ce que tu diras aux Israélites : "Je suis" m'a envoyé vers vous. "
L’expression hébraïque a remplis des bibliothèques entières. C’est une redondance d’une puissance peut égalable. Une sorte de jeu de mot sur l’existence. Le français le rend le plus souvent au présent. Seulement l’hébreu n’a pas le même système de conjugaison que nous. Et notamment, cette langue n’a pas la même conception linéaire du temps que nous. Pour l’hébreu, il existe (entres autres) deux modes : accompli et non-accompli. L’expression éhyia asher éhyia est au mode non-accompli. Et donc elle peut très bien être traduite au passé, au présent et au futur[11]. Sans entrer dans les détails, ce que cherche à rendre l’expression, c’est la constance de Dieu, son éternité, son état stable. Et l’hébreu le fait comme il a l’habitude de le faire…par une redondance qui sonne bien à l’oreille ! Qui prend même une tournure de mélopée incantatoire, mystérieuse, un nom que l’on répète et qui emplis la bouche.
Et bien ce n’est pas tout à fait le cas en grec. La langue des philosophes n’a pas opté pour une redondance, mais bien pour son génie propre. « Je suis qui je suis », devient en grec : ἐγώ εἰμι (ego eimi) : je suis, ὁ ὤν (o ôn) : l’étant. La première partie de la phrase est la conjugaison la plus classique du verbe être première personne du singulier du présent du mode que nous appelons en français « indicatif ». La seconde partie de la phrase, qui est le prédicat de la première, est un participe présent. Et c’est là que ça devient intéressant. Cette forme n’existe pas en hébreu, mais est une invention (ou du moins une utilisation, ne nous avançons pas…) du grec. Le participe présent permet de faire d’une action un substantif. Il permet de faire passer un verbe à l’état de nom. Autrement dit, il permet de désigner par un mot un état (souvent constant). Et dans ce verset, c’est le verbe « être » qui est au participe présent. Donc o ôn vient signifier un état d’un être dont la réalité même c’est d’être… « Je suis l’étant », je suis l’existant vraiment, je suis celui dont la réalité même c’est d’être/exister. Le grec va donc rejouer la carte de la tautologie hébraïque, mais il change de matrice. Il ne redit pas deux fois la même chose, il ajoute dans la seconde partie de la phrase la substantialité de l’action d’être. Être pour celui qui dit cette phrase, ce n’est pas seulement une action, c’est son être-même, sa réalité. Cela peut être déduit en hébreu, mais le grec le dit clairement. Le grec vient apporter une notion supplémentaire parce que cette langue permet de distinguer l’essence (être ceci ou cela) de l’existence (to be or not to be). Par ce verset, les traducteurs (commentateurs ?) disent explicitement aux hellènes qui les liront : en Dieu l’essence et l’existence sont identiques. L’hébreu ne peut rendre cela. Mais cette langue nous fera saisir la constance de l’être divin (pas étonnant, puisque Adonaï est toujours présenté comme « fidèle » dans ces promesses, c’est parce qu’il est éhya asher éhya).
Et en latin maintenant ! Ce dernier semble prendre une voie médiane. Il traduit « ego sum qui sum ». Donc il joue la redondance (S. Jérôme a traduit de l’hébreux, et plutôt littéralement d’ailleurs), mais il fige l’expression dans une expression temporelle : le présent. Cela prend un sens nouveau de rapport au temps aussi présent dans l’Ecriture. L’éternité divine est un présent permanent, qui ne connaît aucune variation. Dieu est tout le temps au présent, alors que nous n’y sommes jamais…Le présent n’existe pas dans le temps, il n’est que du futur qui est en train de devenir du passé, puisque la course du temps jamais ne s’arrête. Alors que lorsque Dieu dit ego sum, je suis, cela renvoie à son présent éternel, dont ce que nous appelons « présent » n’est qu’un reflet.
En réalité Dieu donne deux noms à Moïse dans ce verset (et un troisième un peu plus loin[12]), il dit ensuite : "Voici ce que tu diras aux Israélites : "Je suis" m'a envoyé vers vous.". En hébreu cela ressemble à un diminutif, puisque c’est juste « éhya », donc une partie de l’ensemble de l’expression vue plus haut. En grec, c’est juste le o ôn qui a été retenu, montrant ainsi que le plus important de l’expression ego eimi o ôn, c’est la fin, c’est justement sa particularité qu’il faut retenir ! Le traducteur nous dit bien que ce qu’il faut retenir du nom dans sa traduction grec : c’est le génie du grec pour dire Dieu. Et en latin, c’est curieux, mais le traducteur conjugue le verbe…ça deviens est : « il est ». "Voici ce que tu diras aux Israélites : "il est" m'a envoyé vers vous." Ce qui est étonnant c’est que Dieu change de nom selon celui qui le prononce. Quand Dieu parle de lui-même, il s’appelle « je suis », et quand Moïse parle de lui il s’appelle « il est ». Pragmatisme latin dans l’accord du sujet et du verbe ? Nous n’avons aucune réflexion à proposer ici…
Ce passage du livre de l’Exode nous montre une nouvelle fois à quel point le génie de chacune des langues de la révélation vient apporter sa part à notre contemplation du mystère de Dieu qui se dit par des mots humains.
Les hautes profondeurs
Nous prendrons un dernier exemple dans le Nouveau Testament. Ce choix signifie que nous abandonnons l’hébreu en route...
Il s’agit d’un passage de l’évangile selon Luc (5. 4)[13], que la Bible liturgique en français traduit par « Avance au large, et jetez vos filets pour la pêche. » (C’est Jésus qui s’adresse à Simon Pierre). Cela vient du grec : « ἐπανάγαγε εἰς τὸ βάθος ». Le mot βάθος (bathos) signifie « profondeur », « eaux profondes », « immensité »...D’où cette compréhension que nous avons, et induite par le contexte du verset, que Jésus demande à Pierre de pousser la barque dans laquelle il se trouve un peu plus loin pour aller pêcher. Il lui demande d’aller là où les eaux sont plus profondes pour attraper des poissons. C’est évident, mais le texte biblique ne fait pas que relater des récits historiques. Cette partie de pêche nous intéresse que très relativement…Le terme signifie bien une profondeur. Je vous invite à remarquer que le Seigneur ne fait pas tellement référence à une distance. Il s’agit d’aller surtout là où il y a plus de fond, là où l’on est moins à l’étroit. Un sens nettement moins « local » vient s’ajouter. Il ne s’agit peut-être pas d’aller plus loin, mais plus « en profondeur ». Et ce « lieu » plus profond n’est pas très loin : c’est en nous ! Ce verset prend un sens d’invitation à découvrir et entretenir « ses » profondeurs. Car nous avons en nous, plus que nous. Nous avons en nous Dieu qui réside ! Il faut aller plus bas en soi, parce qu’aller plus bas, c’est aller plus haut ! Et cela se comprend…grâce à la traduction latine du verset en question.
« Avance dans la profondeur » devient « duc in altum ». Et ce mot « altum » désigne à la fois le très profond et le très haut. Il y a deux réalités qui peuvent être désignées comme « altum » ce sont le ciel et la mer ! Ainsi, plus je vais dans les profondeurs de moi-même, plus je m’élève dans les hauteurs. Et la raison fondamentale de cela, c’est que ce n’est pas moi que je trouve en moi…Je trouve celui qui m’est plus intime à moi-même que moi-même, comme dit S. Augustin. Parce que Dieu aussi est « profondeur » :
« O abîme (βάθος-altitudo) de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses décrets sont insondables et ses voies incompréhensibles ! » (Rom. 11:33 )
Descendre dans l’altum en soi c’est monter dans l’altum de Dieu.
Et le verbe qui suit, qui indique ce que l’on doit faire une fois arrivé dans les profondeurs, c’est « lâcher » son filet. Lâcher tout ce qui retient…pour attraper ! C’est vraiment cette idée d’ouvrir la main et de laisser tomber, ou laisser aller, en latin c’est « laxate », pas besoin d’expliquer quel mot cela à donner en français…Aller là où Dieu est, lâcher ce qui nous encombre pour recevoir ce que Dieu donne…en abondance (puisque c’est une pêche miraculeuse qui suit) ‼
Et cette compréhension/interprétation de ce verset est rendu possible grâce au latin. Ce mot altum nous permet de saisir un mouvement que Saint Augustin exprime par les termes : extérieur-intérieur ; intérieur-supérieur. Génie du latin que le grec ne contient pas et que le français ne peut rendre.
Cette réflexion autour de la question du langage appliqué à l’Ecriture Sainte cherchait à donner une idée de la richesse inépuisable contenue dans ces textes. Dieu passe dans et par la matière pour s’adresser à des êtres à la fois matériels et spirituels. Les rédacteurs et traducteurs de l’Ecriture Sainte utilisent les diverses potentialités et génies des outils linguistiques à leurs dispositions. Ils ne se contentent pas d’une seule corde, mais ils font bien sonner une multitude de cordes sur une harpe, produisant ainsi un accord. Le mystère de Dieu ne peut être circonscrit dans un seul canal, la multiplicité des canaux projette une lumière nouvelle, ou plutôt (pour filer la métaphore) vient ajouter une note à l’accord. Une note seul sonne juste, mais elle est magnifier quand une seconde, différente, sonne juste avec elle. Voilà bien ce que produit cette diversité de langue, un « accord », même au sens strict du terme. Toutes ces langues ne disent pas des réalités diverses. Elle parle de la même réalité, et chacune apporte une touche, une note spécifique qui étend le sens, lui donne du relief, de la profondeur, somme toute : l’augmente. C’est ainsi que l’on entre dans le mystère, pas à pas, note par note, pour compléter l’accord, et le complexifier.
[1] Un proverbe dit : « les lettres sont des symboles qui transforment la matière en esprit ».
[2] Benveniste Abraham, Catégories de pensé et catégorie de langages, Les Études philosophiques, n° 4 (oct.-déc. 1958), P.U.F., Paris, p. 60.
[3] Tout ceci n’est pas à être compris comme une apologie du relativisme, faisant de chaque langue une vérité propre à chacune d’elle. L’objectivité de la vérité est préservée dans la pluralité des pensées. Une langue donne juste à voir cette même vérité sous un certain aspect, que peut être une autre langue aura plus de mal à faire percevoir.
[4] Benveniste Abraham, Catégories de pensé et catégorie de langages, Les Études philosophiques, n° 4 (oct.-déc. 1958), P.U.F., Paris, p. 63.64.
[5] Benveniste Abraham, Catégories de pensé et catégorie de langages, Les Études philosophiques, n° 4 (oct.-déc. 1958), P.U.F., Paris, p. 71-72.
[6] Qui se distingue du « dar al-sulh » : territoire qui connaît un accord entre le pouvoir en place et l’Islam, et le « dar al-harb » : territoire ouvertement en guerre avec l’Islam. Autrement dit, la « paix » en arabe, c’est quand tout le monde est musulmans.
[7] Benoît XVI, Discours à Ratisbonne du 12 Septembre 2006.
[8] C’est d’ailleurs l’expression exacte de tohu wavohu que l’on trouve dans ce passage.
[9] Dans ce passage nous avons un autre exemple, plutôt comique, d’hellénisation du texte hébreu. Le verset est traduit de l’hébreu en français : « Ce sera le domaine du pélican et du hérisson, la chouette et le corbeau l'habiteront; Yahvé y tendra le cordeau du chaos et le niveau du vide. » (Isa. 34:11) (On y retrouve les deux mots présent en Gn 1.2, mais pas accolé comme expression, mais si proche que l’allusion est flagrante). Sauf qu’en grec, le verset devient : « habiteront en elle l’oiseau et le hérisson, l’ibis et le corbeau s’étendrons dessus, contre elle sera tendu la corde d’un désert géométrique et un âne-centaure habitera en elle ». Un centaure ? il fait quoi dans l’histoire celui-là ?
[10] Dans la Bible de Jérusalem.
[11] Ce qui donne : j’étais qui j’étais, je suis qui je suis, je serai qui je serai. Mais on peut très bien mélangé tout cela puisque les deux verbes sont au même mode : j’étais qui je suis, j’étais qui je serais, je suis qui j’étais, je suis qui je serai, je serai qui j’étais, je serai qui je suis).
[12] En Ex 3.15 nous avons le don du nom de יְהוָ֞ה (Yahwéh) à Moïse. Une remarque d’ailleurs, ce nom est formé avec la même racine que éhya, donc celle du verbe « être » (ou ce que nous traduisons comme tel…).
[13] Et ses parallèles en Mt 13 et Mc 4.
Liens utiles