« Moi, quand on m’en fait trop, j’correctionne plus, j’dynamite, j’disperse, j’ventile… » L’homme qui parle ainsi, tout en rancune et en colère — certains l’ont reconnu —, c’est Raoul Volfoni, incarné par Bernard Blier dans un grand classique du cinéma français des années soixante . Il me fait irrémédiablement penser à saint Pierre, qui trouve que la correction fraternelle à laquelle Jésus nous invitait la semaine dernière a ses limites : « J’correctionne plus… », autrement dit je passe à des méthodes plus dynamiques… car j’en ai assez de perdre 1 fois, 2 fois, 3 fois, face à mes débiteurs ! Devrais-je supporter jusqu’à combien ? 7 fois ? et toujours corriger fraternellement, pour en définitive y perdre encore en pardonnant ? Il ne faudrait pas « trop exagérer », comme on dit à Marseille.
Le jeu des relations humaines est complexe, et pas seulement chez les « tontons ou les apôtres flingueurs ». On se doit tous quelque chose : on est tous les débiteurs, les obligés, les uns des autres. Alors la tentation est de vouloir tenir des comptes serrés, exacts, au centime près, avec une colonne de débits et surtout une colonne de crédits. On se crédite — ou comme disaient les enfants de ma génération : « On s’en croit » — de beaucoup : je me crédite de plein de cadeaux d'anniversaire, de remises fidélité et bons d’achat, de beaucoup d’égards, d’indulgence pour mes petites (ou grosses) incartades… Cette colonne crédit est aussi large qu’est contrôlée ma colonne débits : j’accorde un temps très limité pour telle personne bavarde et ennuyeuse qui aurait bien envie d’être écoutée, je n’accorde pas à moi-même ces biens supérieurs qui profiteraient à mon âme (les bonnes lectures), et je compte de façon si serrée le temps que je donne à Dieu dans la prière…
Toujours mon cœur compliqué et malade cherche à prendre, accaparer, accumuler ; cupide, autocentré, en définitive idolâtrique… On me trouvera pessimiste sur la nature humaine, mais regardez ce serviteur que Jésus met en scène pour répondre à Pierre : comment se peut-il que tout juste délivré d’une dette de 139 240 000 € (j’ai calculé au cours actuel du lingot d’argent), il étrille aussitôt son prochain pour 100 malheureux deniers (environ 6 000 €), soit 23 000 fois moins ? Au comble de l’ingratitude, ce « débiteur impitoyable » n’a pas même dit « merci » à son maître : bref, un « serviteur mauvais », caricatural, hors-sol, sans rapport avec qui que ce soit parmi nous ?
« Cet homme c’est toi », avait dit le prophète Nathan au roi David : toi qui viens de voler au pauvre l’unique brebis qu’il chérissait pour te créditer d’une hospitalité qui ne te coûterait pas un centime (David avait fait tuer Uri après lui avoir pris sa femme, la belle Bethsabée : cf. 2 Samuel 12). Cette posture honteusement exagérée d’adultère et de crime, on pense qu’elle n’existe que dans les films ou… la Bible, mais en réalité, face à la patience et la miséricorde divines, face à la majesté de Dieu que toute irrévérence outrage, qui peut dire qu’il n’est pas ingrat ? Sans cesse nous devrions psalmodier : « Comment rendrai-je au Seigneur tout le bien qu’il m’a fait ? » (Ps 115).
Raoul Volfoni — alias saint Pierre, alias chacun de nous — , « pauvre mortel qui garde rancune » (Si 28, 5), a toujours l’impression qu’on lui en fait trop… Mais à compter ainsi, à cultiver la vengeance, il risque la vengeance de Dieu — Dieu qui tient un compte rigoureux des péchés de chacun. Alors si je veux être bon ami avec Dieu, j’aurais avantage à quitter mes comptes mesquins de crédits / débits, pour m’en remettre à sa seule « divine comptabilité » : pour moi, pécheur, il n’a pas refusé son propre fils !
« Je ne te dis pas jusqu’à 7 fois, mais jusqu’à 70 fois 7 fois », répond Jésus à Pierre… = 490 fois ! Cette arithmétique divine, immense parce que symbolique (« 7 » est un chiffre de plénitude, ici démultiplié), évoque notamment les 7 semaines d’années du prophète Daniel, ces 490 ans qui séparaient sa prophétie du Jubilé du Messie rédempteur qui prendrait sur lui la dette de tout péché.
Si le Siracide de la première lecture nous dit : « Pense à l’Alliance du Très-Haut, et sois indulgent », ou « souviens-toi de la fin, et cesse de haïr, pense à ton déclin et à ta mort et demeure fidèle aux commandements », ce n’est pas pour nous faire peur ni pour nous assujettir à une demi-vie où nous serions toujours perdant ; c’est pour que nous accueillions les biens et les joies éternelles, pour que nous entrions dans l’Alliance du Très-Haut scellée dans le sang rédempteur de Jésus-Christ. Et même, pour que nous entrions dans son action de grâce !
En effet, si Jésus crucifié est entré au Ciel, s’il a pu remettre son esprit entre les mains du Père, c’est parce qu’il était dans l’action de grâce à son Père, parce qu’il n’avait aucune dette en ce monde, qu’il était libre, qu’il avait pardonné à ses débiteurs — même à ceux qui venaient de le livrer au supplice de la Croix.
Il était « perdant », mais il nous ouvrait le Ciel. Dans le mystère de l’eucharistie il nous invite à entrer dans sa générosité, dans son action de grâce, en pardon prolifique façon « 70 fois 7 fois » au parfum d’Esprit-Saint de Pentecôte.
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