Conférence sur le concept de « progrès dans la vérité » dans la vie et les écrits du père Lagrange
Problématique
Qu’est-ce que le père Lagrange a apporté de nouveau à l’Église catholique ? En quoi sa démarche et ses écrits représentent-ils un progrès ? Quelles ont été ses intuitions intellectuelles ? Sa méthodologie était-elle originale ? Est-il arrivé à harmoniser la foi et la science, la Révélation biblique et la philosophie grecque ? Comment ? Quel a été son dialogue scientifique avec la science de son temps ? Quel était son rapport à la vie mystique ?
Introduction
S’il fallait choisir un mot pour définir l’esprit de l’exégèse du père Lagrange, il me semble que ce serait le mot « progrès ».
Déjà au IVe siècle, le diacre saint Ephrem avait comparé la Parole de Dieu révélée dans la Bible à une source inépuisable dont les hommes assoiffés n’en prennent que quelques gorgées.
Tout au long de son histoire, l’Église a approfondi le mystère de la Parole de Dieu grâce à l’Esprit Saint qui l’a guidée à travers sa mission d’interprétation et de transmission.
Au cœur de cette Église qui progresse dans la connaissance de la Parole de Dieu, le père Lagrange a aussi connu « le progrès dans la vérité ». Il n’était ni progressiste ni conservateur, adjectifs qualificatifs utilisés souvent dans le monde politique, mais simplement homme de foi et de raison qui a tiré du trésor de l’Évangile « du neuf et de l’ancien » : « Tout scribe devenu disciple du Royaume des Cieux est semblable à un propriétaire qui tire de son trésor du neuf et du vieux » (Mt 13, 52). La pédagogie de Jésus ne repose pas sur la restitution des savoirs mais sur l’innovation dans la tradition.
Ces progrès n’ont pas représenté un rejet de la Tradition ni un reniement des enseignements fondamentaux précédents comme cela arrive dans la vie de certains auteurs qui rejettent des pans de leurs théories en fonction de leurs recherches. Le père Lagrange a progressé en reliant la foi et la raison, la Révélation et les sciences humaines comme l’histoire, la philosophie et les langues orientales. Les philosophes grecs et latins ainsi que les grands mythes religieux occupent une place importante dans ses ouvrages et même dans ses écrits de vulgarisation.
Sa méthode historico-critique effectuée à Jérusalem pendant cinquante ans, sur la Terre Sainte, situe les textes bibliques dans leur contexte en tenant compte des genres littéraires et des influences culturelles et philosophiques des religions environnantes. « L’histoire se fait avec des documents et des monuments », aimait-il à déclarer dans son souci scientifique de l’étude historique des textes bibliques. Il s’agit d’une œuvre en dialogue critique avec les exégètes modernistes de son temps comme Alfred Loisy (+1940).
Scientifique de l’exégèse biblique, ses commentaires font appel aux Pères de l’Église, aux théologiens et aux maîtres spirituels. Érudit, il sait se rendre accessible au grand public comme le montre son ouvrage le plus connu « L’Évangile de Jésus-Christ ». Il y a des exégètes qui font fuir le travail d’interprétation à cause de leur technicité pointilleuse sans fruits spirituels. Ce n’est pas le cas du père Lagrange qui fait aimer l’exégèse comme théologie communicable et souvent savoureuse. Ses articles dans la Revue biblique culminent souvent dans des paragraphes de ferveur spirituelle.
Le père Lagrange a fait progresser la connaissance de la Vérité révélée en fondant l’École pratique et archéologique d’études bibliques. Mystique de la Bible, il a grandi dans la découverte de la grâce divine comme le manifeste son Journal spirituel. Homme de prière, attaché au dogme de l’Immaculée Conception, déclaré par le pape Pie IX en 1854, il priait chaque après-midi le chapelet dans la basilique Saint Étienne de Jérusalem, aimant « avancer sur deux jambes » : l’étude de la Parole de Dieu et sa contemplation dans la prière mariale. La prière le renvoyait à l’étude et l’étude à la prière.
Précisions de vocabulaire
Le dictionnaire en ligne Robert propose les synonymes suivants pour cerner le contenu du mot « progrès » : nouveauté, mieux, plus grand, développement, évolution, amélioration, perfectionnement, croissance, avancement, marche, montée, propagation, ascension, essor, cheminement . Quant au mot « vérité », le Robert le définit comme la connaissance conforme au réel, opposée à l’erreur, à l’ignorance ou au mensonge.
Saint Thomas d’Aquin définit la vérité comme l’accord des choses et de nos pensées : « Veritas est adaequatio rei et intellectus ». Dans son ouvrage « Contra Gentiles », le Docteur Angélique présente la vérité comme « la fin et le bien de l’intelligence, et par conséquent la première vérité en est la fin dernière. Connaître la première Vérité qui est Dieu est donc la fin de tout homme, de toutes ses activités, de tous ses désirs ». À partir d’Aristote, le père Lagrange voit dans la vérité le bien de l’intellect et son bonheur. Mais pour saint Thomas d’Aquin, « la substance divine est la vérité elle-même ». « Dieu est la vérité ». La vérité ne se confond pas alors avec des vérités partielles et éphémères.
« Veritas » est bien la devise de l’Ordre des prêcheurs. Elle figure dans les écussons dominicains et dans les mosaïques de nos couvents comme c’est le cas pour la salle capitulaire du couvent de Marseille. Fils de saint Dominique et de saint Thomas d’Aquin, le père Lagrange vit de la passion pour le Christ, Vérité : « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie » (Jn 14, 6). La connaissance représente l’accueil de l’objet connu en soi. Quand il s’agit de Dieu, c’est la vie même de Dieu qui entre dans le sujet connaissant par la foi. La connaissance apporte une certaine union à ce qui est connu. Par la connaissance, l’homme s’unit à Dieu. Dans la foi chrétienne, cette connaissance de Dieu passe par la médiation du Verbe fait chair, d’où l’importance de l’étude de la révélation et plus particulièrement de l’Évangile : « Nul n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est tourné vers le sein du Père, lui, l’a fait connaître » (Jn 1, 18).
Discours inaugural de l’École biblique
Dès son discours inaugural de l’École biblique de Jérusalem en la fête de son saint patron de baptême saint Albert le Grand, le 15 novembre 1890, le père Lagrange annonce sa vision de l’exégèse et la mission de l’École. Il ne s’agira pas d’une pédagogie de la répétition mais de grandir dans la connaissance de la vérité : « Il y a [dans la Bible] en histoire, en philologie, en archéologie, en morale, des problèmes qui ne seront pas de longtemps résolus, et qui nous touchent de si près que leur intérêt ne faiblit pas. Dieu a donné dans la Bible un travail interminable à l’intelligence humaine et, remarquez-le bien, il lui a ouvert un champ indéfini de progrès dans la vérité. Car ce que j’admire le plus dans la doctrine catholique, c’est qu’elle est à la fois immuable et progressive. Pour l’esprit ce n’est pas une borne, c’est une règle. Elle s’impose à lui, mais elle sollicite son activité ; elle aime être examinée de près parce qu’elle se sait sans reproche : les grandes intelligences qui ont fait éclater le cadre étroit de tant de religions, se trouvent à l’aise dans ses limites, et peuvent se livrer à loisir à leur passion dominante, le progrès dans la lumière. La vérité révélée ne se transforme pas, elle grandit. C’est une évolution, mais une évolution qui a pour cause première le Dieu révélateur, pour point de départ les dogmes, pour appui l’autorité de l’Église. C’est un progrès, parce que les acquisitions nouvelles se font sans rien enlever aux trésors du passé . »
Dans son commentaire à l’Évangile selon saint Jean, le père Lagrange souligne que la vérité religieuse est une vérité en marche : « La vérité, même religieuse, est toujours en marche, ce qui ne veut pas dire qu’elle cesse d’être ce qu’elle a été : elle se développe. Jésus voulait mettre ses disciples en garde contre une rigidité dans leur enseignement qui eût été en opposition avec tout le mouvement normal de l’humanité ».
Dans une lettre envoyée au père Vosté en 1928, dix ans avant sa mort, le père Lagrange partage aussi sa vision de la progression historique des études bibliques à la lumière de son expérience personnelle : « Après ma mort, peut-être rendra-t-on justice, non pas à mes livres trop hâtifs, mais à l’impulsion donnée ».
Saint Vincent de Lérins : une référence théologique
Cette vision du « progrès dans la vérité » rappelle l’enseignement de saint Vincent de Lérins (+450) dans le Commonitorium ; il y a progrès dans la vérité à condition qu’il s’agisse d’une vérité qui a été crue partout, par tous et en tout temps : « Ne peut-il y avoir, dans l’Église du Christ, aucun progrès de la religion ? Si, assurément, et un très grand. Car qui serait assez jaloux des hommes et ennemi de Dieu pour essayer d’empêcher ce progrès ? À condition du moins qu’il s’agisse d’un véritable progrès dans la foi, et non d’un changement. Car il y a progrès si une réalité s’amplifie en demeurant elle-même ; mais il y a changement si elle se transforme en une autre réalité. Il faut donc qu’en chacun et en tous, en chaque homme aussi bien qu’en l’Église entière au cours des âges et des générations, l’intelligence, la science et la sagesse croissent et progressent fortement, mais selon leur genre propre, c’est-à-dire dans le même sens, selon les mêmes dogmes et la même pensée. »
C’est en faisant appel à des exemples quotidiens comme le développement du corps humain à partir de l’embryon humain qui devient enfant et puis adulte que saint Vincent de Lérins fonde le progrès de la Vérité révélée : « Il en va de même pour les dogmes de la religion chrétienne : la loi de leur progrès veut qu’ils se consolident au cours des ans, se développent avec le temps et grandissent au long des âges . »
Au XIXe siècle et dans le même ordre d’idées, John Henry Newman a écrit en 1845 l’ouvrage qui lui permettra de faire le pas de l’anglicanisme au catholicisme : « Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, (Ad Solem, 2007) ». Canonisé le 13 octobre 2019 par le pape François, saint Henry Newman a apporté une grande contribution à l’évolution des dogmes au cours de l’histoire.
Emmanuel Mounier (+1950), philosophe chrétien personnaliste, a aussi commenté le développement du dogme : « La formule dogmatique localise et cerne le mystère, elle s’emploie surtout à dire ce qu’il n’est pas et à en arracher les simplifications déformantes qui champignonnent sans cesse autour de lui. Elle ne le détruit pas comme mystère, et surtout elle ne rend caduques ni la décision qui introduit à l’intelligence du dogme, ni la chaîne d’expérience qui mène le fidèle, par des risques assumés, à la conquête progressive et douloureuse de la lumière. Elle ne se révèle que progressivement à l’Église, et il n’est pas interdit de croire que le développement du dogme suit une sorte de maturation intérieure de l’Église universelle et de sa réceptivité à l’égard de l’Esprit Saint. Les longues préparations qu’elle subit dans l’opinion théologique et dans la vie de l’Église nourrissent la formule dogmatique de toute une dramatique intérieure ; elle communique cette charge de vie à qui la reçoit comme une parole vivante et non pas comme une lettre morte. C’est une lourde responsabilité des livres de théologie et de spiritualité destinés au grand public, aussi bien de la prédication, que d’annexer cette histoire sacrée, de méconnaître sa renaissance en chacun de nous, et de transformer trop souvent l’appel à l’aventure dans la vie de l’Église en une lecture d’inventaire . »
L’apport de la philosophe grecque : La rencontre du père André Jean FESTUGIÈRE et du père Marie-Joseph LAGRANGE à Jérusalem (1931-1932)
Depuis sa jeunesse, le père Lagrange a aimé les philosophes grecs. Quand le père Festugière (1898-1982) arrive à l’École biblique de Jérusalem le 10 décembre 1930, le père Lagrange le note dans son Journal spirituel comme un événement important. Âgé de soixante-dix-sept ans, le fondateur de l’École biblique ressent les limites de ses forces. Il va soutenir la recherche du jeune philosophe Festugière, âgé de trente-quatre ans, sur « L’idéal religieux des Grecs et l’Évangile » qu’il honorera d’une belle et profonde préface datée du mois de mai 1932 où l’hermétisme étudié par le père Lagrange apparaît déjà cité comme une sorte d’annonce prophétique des travaux spécialisés qu’allait accomplir le père Festugière. En rédigeant sa préface, le père Lagrange avoue qu’il aurait aimé s’investir lui-même dans cette recherche du sentiment religieux des philosophes grecs mais il se réjouit de la voir mener à bien par l’un de ses frères agrégé de lettres en 1920 et qui a préféré la voie évangélique dominicaine à la carrière académique.
C’est à l’abbaye de Maredsous, lors d’une visite à son oncle bénédictin Maurice, que le jeune Festugière se sent aimanté par l’appel du Seigneur et il décide de se donner à Dieu : « il s’était senti aimé », commentait-il à ses proches.
Le défi à relever était « difficile et fascinant » selon le père Lagrange ; il concerne les liens entre le sentiment religieux des Grecs et la révélation du Nouveau Testament qui est écrit en langue grecque dans la culture de la civilisation grecque que l’apôtre Paul a particulièrement rencontrée à l’agora d’Athènes. La philosophie grecque était-elle une préparation à la révélation évangélique ? Y a-t-il continuité ou rupture entre la philosophie grecque et le christianisme ? Pourquoi des païens de Corinthe, d’Éphèse et d’Athènes ont-ils rejeté l’annonce de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ ou pourquoi ont-ils adhéré à la prédication de saint Paul ? Qu’est-ce qu’ils ressentaient comme force ou comme manque en leurs propres croyances ? Étaient-ils à la recherche d’une nouvelle religion ou à la délivrance du mal et pourquoi ? Leurs besoins spirituels n’étaient pas explicités. En tout cas, la prédication chrétienne a apporté à un bon nombre de Grecs la lumière et la grâce qu’ils désiraient dans leur cœur.
Dans les Actes des Apôtres, saint Luc raconte l’appel du Macédonien qui, la nuit, appelait Paul dans un rêve : « Passe en Macédoine, viens à notre secours ! » (Ac 16,9).
Le père Festugière ne cache pas la complexité du problème : « Car, en vérité, l’on trouve tout dans l’âme grecque : joie de vivre et peine de vivre, besoins religieux profonds et rationalisme, ascèse et volupté, amour et dégoût de l’action. Définir l’hellénisme paraît impossible. Lors donc qu’on l’oppose à la religion du Christ, que veut-on dire ? » ( L’idéal religieux des Grecs et l’Évangile, Avertissement, par le père Festugière).
Le père Lagrange et le père Festugière partagent la même vertu d’humilité. En bons philosophes, ils savent qu’ils ne savent pas ; d’où leur labeur assidu et leur émerveillement, tout en sachant que leurs travaux seront dépassés par d’autres découvertes.
Dans sa préface écrite à Jérusalem, le père Lagrange de conclure ses commentaires : « Nous croyons qu’il a réussi, en pensant le problème antérieur d’une façon nouvelle, en les résolvant par des arguments nouveaux, à donner une idée juste de l’état d’esprit des Gentils surtout des Grecs d’Athènes, quand Paul vint leur prêcher le Dieu inconnu. »
Entre le père Lagrange, « le mystique de la Bible », et le père Festugière, attiré par la philosophie, les Pères du Désert et Maître Eckhart , il y a beaucoup de points communs. Tous les deux sont passionnés par la recherche du « progrès dans la Vérité », en reliant les sciences humaines et la révélation, la raison et la foi.
En suivant la voix du Ciel décrite dans l’Apocalypse, le père Lagrange et le père Festugière ont fait émerger par la synergie avec l’Esprit Saint « un univers nouveau » (Ap 21,5), non pas à travers des démarches individualistes ou fantaisistes, mais dans la force d’âme mise en valeur par la philosophie grecque : « souffrir avec gloire » (Festugière, p.30). Ils ont souffert comme des athlètes et en martyrs, c’est-à-dire en témoins de la Vérité. Pour les Grecs, « souffrir s’apprend comme un art » (Festugière, p.30). Pour les chrétiens, l’art d’aimer et de mourir s’apprend dans la contemplation de la Passion du Christ, d’où l’attachement des disciples de Jésus au Chemin de croix, source de la Sagesse.
Chercher la vérité « dans un doux compagnonnage »
À l’exemple de son saint patron Albert le Grand (+1280), le père Lagrange a cherché la vérité « dans un doux compagnonnage » et non pas « en loup solitaire ». Dès la fondation de l’École biblique, il a tenu à l’enracinement de la recherche dans la vie conventuelle dominicaine, nourrie de liturgie et de charité fraternelle. Loin de concentrer en lui l’enseignement de toutes les matières, il les a partagées selon les charismes des disciples et des collaborateurs. Le chapitre général de l’Ordre des prêcheurs qui a eu lieu à Biên Hoa (Vietnam), du 10 juillet-4 août 2019, a tenu à honorer la méthodologie du père Lagrange : « La synergie vie et mission embrasse aussi tous les domaines de l’étude et de la recherche qui sont un défi pour la solidarité dans l’étude et dans la réflexion commune, de la même manière que quelques frères, comme saint Thomas, ses secrétaires et ses disciples, ou bien comme le frère Marie-Joseph Lagrange et ses collaborateurs nous l’ont montré au cours de l’histoire. » (N°75).
Les orientations théologiques du pape François
Le 1er novembre 2023, le pape François a publié une lettre apostolique « Ad theologiam promovendam » où il donne des orientations pour le développement de la théologie aujourd’hui : « La théologie dans l’avenir ne peut se limiter à reproposer abstraitement des formules et des schémas du passé. »
Un progrès opposé au relativisme
Nous assistons à l’opposition de deux cultures : la culture de la révélation surnaturelle et la culture de l’autodétermination individuelle, indépendante de tout dogme et de toute référence normative où l’homme se déclare « autocréateur ».
Le père Lagrange, au cœur de la foi chrétienne, n’oppose pas de manière irréconciliable la révélation et la raison ; il les distingue pour les unir, selon la belle formule du philosophe humaniste Jacques Maritain (+1973). Face au péril d’un dualisme herméneutique entre une exégèse sécularisée et positiviste sans dimension divine et une théologie coupée de l’exégèse scientifique, le père Lagrange réconcilie l’exégèse et la théologie comme le demande la Constitution dogmatique Dei Verbum du Concile Vatican II et l’enseignement du pape Benoît XVI : « Là où l’exégèse n’est pas théologie, l’Écriture ne peut être l’âme de la théologie, et vice versa, là où la théologie n’est pas essentiellement interprétation de l’Écriture, cette théologie n’a plus de fondement ». En ce sens, le labeur du fondateur de l’École biblique montre les failles de l’interprétation fondamentaliste, ahistorique, qui trahit aussi bien le sens littéral que le sens spirituel.
C’est au cœur de l’Église que le père Lagrange a grandi dans la connaissance de la Vérité révélée car l’herméneutique biblique s’accomplit dans l’Église par la foi. Le progrès dans l’interprétation se déroule dans la communion ecclésiale et non dans la marginalité. Consacré à cette tâche d’interprétation scientifique et spirituelle, le père Lagrange a souffert pour l’Église et par l’Église, notamment en l’année 1912 où il dut quitter Jérusalem alors que ses écrits ou son comportement ne s’étaient pas opposés à la doctrine catholique.
Le sens des textes bibliques trouve sa plénitude dans l’actualisation des lecteurs de l’Écriture Sainte au cours des temps. « Les paroles divines grandissent avec celui qui les lit », enseigne saint Grégoire le Grand ( +604). Les saints contribuent à l’interprétation de l’Écriture par leur expérience de Dieu et l’apport de leur intelligence de la foi : « Chaque saint représente comme un rayon de lumière qui jaillit de la Parole de Dieu » . Le cardinal Carlo Maria Martini, ancien recteur de l’Institut biblique de Rome, a mis en lumière le lien entre « la prière de feu » du père Lagrange et le progrès de l’exégèse catholique : « J’estime que le père Lagrange est comme l’initiateur de toute la renaissance catholique des études bibliques. Penser qu’au début de ce renouveau il y a eu un saint nous encourage à vivre ces études avec l’attitude de saint Jérôme et des autres saints exégètes qui ont cherché le visage de Dieu dans les Écritures ».
Dans la révélation biblique, « Dieu fait toutes choses nouvelles » (Ap 21,5), loin de tout fixisme.
L’exégèse et la théologie du père Lagrange offrent une vision historique de la connaissance de Dieu en croissance et en développement sans changer le contenu essentiel de la révélation. Comme l’enseigne le pape Benoît XVI, la Révélation biblique enracinée dans l’histoire et le dessein de Dieu s’est accomplie progressivement à travers des étapes successives .
Il n’est ni conservateur ni progressiste mais évangélique. Là où les philosophes agnostiques opposent liberté et dogme, le père Lagrange les articule dans l’unité de la foi et de la raison, de l’autonomie humaine et de la dépendance envers le Créateur.
Le saint pape Jean-Paul II enseignait déjà dans « Fides et ratio » : « La vérité et la liberté, en effet, vont de pair ou bien elles périssent misérablement ». Le père Lagrange tenait au principe : « Enlevez la liberté et vous enlevez la dignité ». La dignité humaine exige la liberté.
Le relativisme rejette toute vérité révélée et intangible par un Dieu qui serait la source de toute la création au profit d’une vérité construite par l’homme au cours de l’histoire car aucune vérité ne saurait devenir absolue et définitive. Des vérités liées à la création changent selon les découvertes et les contextes ; la vérité qui est Dieu demeure sans opposition aux vérités destinées à laisser place à de nouvelles recherches.
L’arrivée d’Internet et des réseaux sociaux est venue renforcer l’idéologie relativiste. Bien au-delà d’une technologie, Internet comporte une approche qui met toute chose sans hiérarchie sur le même plan. Il n’y a plus de vérité, mais seulement des opinions.
Le père Lagrange, maître spirituel
Homme complet, philosophe, exégète, théologien, le père Lagrange brille aussi dans le firmament chrétien comme un maître spirituel.
Il tient à signer ses ouvrages en ajoutant à son nom « des frères prêcheurs ». Le but de son labeur était bien de collaborer avec l’Esprit Saint « pour le salut des âmes ». Homme de prière, il cherchait la plénitude évangélique dans la transmission de l’intelligence de la foi. Son maître, saint Thomas d’Aquin, a mis en lumière la perfection de Dieu qui non seulement vit mais qui donne la vie. En ce sens, la contemplation du mystère divin atteint sa perfection dans le ministère apostolique qui fait naître le Christ dans le cœur des auditeurs de la Parole de Dieu : « Donner l’existence à d’autres est pour un être un couronnement de perfection. Puis donc que toute créature sous des formes diverses s’efforce de ressembler à Dieu, il lui reste de poursuivre cette divine ressemblance jusqu’à être cause d’autres êtres. C’est pourquoi Denys (Caelestis Hierarchiae III), écrit que « devenir le collaborateur de Dieu est ce qu’il y a de plus divin », selon le mot de l’Apôtre : « nous sommes les auxiliaires de Dieu » (I Cor 3,9). BJ : « Car nous sommes les coopérateurs de Dieu ».
Le poète andalou, Prix Nobel de littérature en 1956, Juan Ramón Jiménez, a présenté de manière ramassée, dynamique et poétique le lien réciproque entre développement et tradition : « Des racines et des ailes. Mais que les ailes s’enracinent et que les racines s’envolent ».
Le propre de l’amour comme l’eau est d’aller plus loin : « Je t’aime plus qu’hier et moins que demain », dit le proverbe que les amoureux font leur sans hésitation.
Dévotion à l’Immaculée Conception
La dévotion à la Vierge Marie, l’Immaculée Conception, a joué un grand rôle dans la trajectoire spirituelle et intellectuelle du père Lagrange . Modèle de foi, « la bienheureuse Vierge Marie a détruit dans sa personne toutes les hérésies » en conduisant à l’humanité et à la divinité de son Fils Jésus, deux natures en une seule personne.
Dans l’Évangile selon saint Jean, Marie, la mère de Jésus, figure au commencement des miracles de la vie publique de Jésus. Aussi peut-elle être invoquée comme « Notre-Dame des commencements ». Commencement et progrès dans la révélation divine de Jésus qui accomplit son premier miracle en réponse à une demande de sa mère : « Ils n’ont pas de vin » (Jn 2, 3). La prière de Marie fait alors progresser la manifestation divine de Jésus. Le père Lagrange commente la prière de sa mère en la situant dans le contexte d’une rencontre personnelle où la communication non verbale joue son rôle ; compte tenu de l’accomplissement du signe, le père Lagrange propose une interprétation par Marie des paroles de Jésus « Que me veux-tu, femme ? Mon heure n’est pas encore arrivée » (Jn 2, 4) qui lui semble justifiée : « Marie, interprétant sans doute le regard plus que les paroles… dit aux serviteurs : « Quoi qu’il vous dise, faites-le ». Du début à la fin de l’Évangile, Marie est dite bienheureuse parce qu’elle a cru.
Le dogme de l’Immaculée Conception (1854), qui ne figure pas de manière explicite dans la Bible, fait partie du progrès de la Vérité. C’est à elle que le père Lagrange confiait l’École biblique et c’est bien l’Immaculée Conception qui veille sur elle comme sa sainte patronne.
Conclusion
Dès la fondation de l’École biblique de Jérusalem en 1890, Le père Lagrange a insufflé à ses collaborateurs et à ses disciples l’esprit de progrès dans la vérité, œuvre de l’Esprit Saint, « l’Esprit de vérité qui conduit à la vérité tout entière » (Jn 16,13), le Christ Jésus, en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la connaissance de Dieu et du mystère de l’humanité (cf. Col 2,3). Et le but de cette connaissance n’est autre que « de s’abandonner à l’étreinte de Dieu en Jésus-Christ ».
Prospective
Jean Guitton, philosophe chrétien, membre de l’Académie française, qui fut disciple du père Lagrange à Jérusalem, voyait dans le projet de béatification du père Lagrange un grand besoin pour l’Église et pour l’humanité à la recherche de l’union du surnaturel et de la science, du Verbe divin, le Logos du Prologue de l’évangile selon saint Jean, et des mots humains qui véhiculent la volonté et les actions de Dieu. Sans la dimension surnaturelle de révélation divine, la Bible se réduit à une œuvre littéraire avec ses récits, ses paraboles et ses poèmes. Aussi n’hésitait-il à déclarer : « C’est le père Lagrange qu’il faut mettre sur les autels ».
Le père Lagrange a accompli sa mission d’exégète et de prêcheur. Il convient de favoriser sa cause de béatification en cours afin de le montrer comme un modèle de foi et de science, capable d’inspirer les nouvelles générations dans la fidélité à l’Évangile de Jésus-Christ et en répondant aux questions et aux besoins du temps présent.
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