Le Royaume est au milieu de vous
Puisque nous sommes enfants de Dieu, héritiers du Royaume, nous pourrions être tentés de revendiquer dès maintenant cet héritage — autrement dit, de ne vouloir être citoyens que des cieux, et non de la terre. C’est là un risque pour les chrétiens : celui d’interpréter partiellement la Parole.
« Pensez aux réalités d’en haut, non à celles de la terre. En effet, vous êtes passés par la mort, et votre vie reste cachée avec le Christ en Dieu. » (Col 3, 2-3)
Que signifie cette vie « cachée » ? C’est qu’elle n’est pas encore pleinement réalisée. Comme tout héritage, elle nous est promise, mais nous ne la possédons pas encore totalement : elle est à venir. Et pourtant, l’Évangile nous enseigne que nous en possédons déjà quelque chose :
« Comme les pharisiens demandaient à Jésus quand viendrait le règne de Dieu, il prit la parole et dit : “La venue du règne de Dieu n’est pas observable. On ne dira pas : Voilà, il est ici ! ou bien : Il est là ! En effet, voici que le règne de Dieu est au milieu de vous.” » (Lc 17, 20-21)
Le Royaume est donc là — et souvent, nous ne le voyons pas ! Comme Jacob s’écriant après sa vision de l’échelle : « Le Seigneur est en ce lieu, et moi, je ne le savais pas ! » (Gn 28,16).
Il est là, vraiment là ! Alors, que faisons-nous encore à l’attendre ?
Jésus nous enseigne qu’il ne faut pas chercher Dieu en dehors du monde, mais au cœur du monde. Dieu est présent à sa création, présent dans notre réalité.
La mise en garde du Sauveur vise l’illusion : ne vous mentez pas à vous-mêmes. Le Royaume de Dieu n’est pas une réalité extérieure à nous, mais intérieure. Il nous invite à reconnaître la présence de Dieu dans notre vie quotidienne, dans ce monde-ci.
Les paraboles de Jésus, souvent d’inspiration végétale, le montrent bien :
« Le royaume des Cieux est comparable à une graine de moutarde qu’un homme a prise et semée dans son champ. C’est la plus petite de toutes les semences, mais, quand elle a poussé, elle devient un arbre, si bien que les oiseaux du ciel viennent y faire leurs nids. »
« Le royaume des Cieux est comparable au levain qu’une femme a pris et enfoui dans trois mesures de farine, jusqu’à ce que toute la pâte ait levé. » (Mt 13, 31-33)
Le Royaume de Dieu est donc une réalité qui vient de Dieu, mais qui est déposée dans le monde pour y porter du fruit. Ainsi agit la grâce en nous : Dieu nous la donne, et il nous demande d’y collaborer.
La graine contient déjà tout ce qui fera l’arbre, mais si elle n’est pas déposée en terre, il n’y aura jamais d’arbre.
De même, la grâce de Dieu porte en elle une puissance réelle, mais sans notre coopération, elle ne produit pas de fruit.
Je ne peux attendre que Dieu fasse tout à ma place — bien qu’il en ait la puissance — car il ne le souhaite pas ainsi. Dieu, dans sa bonté, a créé le monde pour qu’il collabore à sa grâce.
Le salut ne consiste pas à être sauvé du monde, mais à sauver le monde.
Car, bien sûr, il y a dans ce monde quelque chose qui résiste à la grâce — et en chacun de nous aussi.
Saint Paul appelle cette part rebelle le « vieil homme » : cette part de nous-mêmes qui ne veut pas de Dieu. Et si je ne la vois pas, c’est sans doute qu’elle a déjà pris trop de place ! Qu’elle s’est bien installée, au point de me faire croire que « tout va bien », que je n’ai pas de péché : « Pas moi, non, pas de péché, mon Père ! »
Il ne faut donc pas fuir le monde pour être sauvé, mais y vivre pleinement, en sachant qu’il ne suffit pas à lui seul. C’est paradoxal, et pourtant résumé dans cette formule : déjà là, mais pas encore.
C’est pourquoi la parabole de la graine est si parlante.
De même que le Christ nous a déjà obtenus le salut sur la croix, nous ne sommes pas encore effectivement sauvés : nous pouvons encore pécher et refuser Jésus.
Ainsi, le Royaume de Dieu est déjà présent parmi nous, mais pas encore pleinement réalisé — la concorde parfaite n’est pas encore là.
Le Seigneur ne nous demande pas d’aller chercher ailleurs : il nous demande d’être pleinement présents dans ce monde, tout en gardant les yeux fixés sur le ciel, l’accomplissement total de sa volonté.
Il y a un travail en cours — une gestation, une croissance — dont nous sommes à la fois témoins et acteurs, comme un agriculteur qui regarde ses champs pousser tout en les cultivant.
Nous devons sans cesse trouver le juste milieu entre trop agir ou pas assez.
On peut vouloir faire à la place de Dieu (labourer sans semer), ou au contraire lui laisser tout faire (garder la graine dans la main sans la planter).
Mais c’est l’action conjointe de Dieu et de l’homme qui porte du fruit.
Ne fuyons donc pas le monde. Ne nous mentons pas sur notre condition.
Dieu n’est pas dans nos rêves, il est dans le réel.
Il vient là où nous en sommes vraiment, pas là où nous aimerions être.
La grâce vient féconder la terre de notre existence.
Dieu peut faire porter du fruit à ce qui, dans ma vie, semble stérile — même à mon péché.
C’est par mes faiblesses que Dieu passe.
Tant que je pense ne pas avoir besoin de lui, je reste seul — comme ces pharisiens persuadés d’être « justes ».
Frères et sœurs, amusez-vous à faire un petit exercice :
remplacez, dans l’Évangile, le mot « Royaume » par « Jésus » — la phrase garde toujours son sens.
Le Royaume de Dieu, c’est le Christ, qui se déploie en nous :
« Ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20),
jusqu’à ce que « Dieu soit tout en tous » (1 Co 15, 28), à la mesure de « l’homme accompli » (Ep 4, 13).
À présent, sur cet autel, va être déposé le Christ, réellement présent dans l’Eucharistie.
Il est là, au milieu de nous.
Alors, demandons-lui la grâce de ne pas fuir le monde, mais de chercher Dieu là où nous sommes, avec ce que nous sommes.
« En effet, voici que le règne de Dieu est au milieu de vous. » (Lc 17, 21)